Gracchus
Babeuf (1760-1797), le premier dans la Révolution française,
surmonta la contradiction, à laquelle s’étaient heurtés
tous les politiques dévoués à la cause populaire,
entre l’affirmation du droit à l’existence et le maintien de la
propriété privée et de la liberté économique.
Par la pensée et par l’action, il dépassa son temps, il s’affirma
l’initiateur d’une société nouvelle.
Comme les sans-culottes, comme les jacobins,
Babeuf proclame que le but de la société est le bonheur commun
; la Révolution doit assurer entre tous les citoyens l’égalité
des jouissances. Mais la propriété privée introduisant
nécessairement l’inégalité, et la loi agraire , c’est-à-dire
le partage égal des propriétés, ne pouvant «
durer qu’un jour » (« dès le lendemain de son établissement,
l’inégalité se remontrerait »), le seul moyen d’arriver
à l’égalité de fait et « d’assurer à
chacun et à sa postérité, telle nombreuse qu’elle
soit, la suffisance mais rien que la suffisance », est « d’établir
l’administration commune, de supprimer la propriété particulière,
d’attacher chaque homme au talent, à l’industrie qu’il connaît,
de l’obliger à en déposer le fruit en nature au magasin commun,
et d’établir une simple administration de distribution, une administration
des substances qui, tenant registre de tous les individus et de toutes
les choses, fera répartir ces dernières dans la plus scrupuleuse
égalité »(1)
Babeuf fut tout au long de la Révolution un homme d’action. C’est au contact des réalités sociales de sa Picardie natale, au cours de ses luttes révolutionnaires que, peu à peu, le système idéologique de Babeuf se précisa. On ne peut en effet présenter ce système, ainsi qu’on l’a fait plus d’une fois, comme un tout conçu dogmatiquement et avec une parfaite cohérence ; il fut une résurgence de l’espérance millénariste, transmise par les livres mais enrichie et vivifiée par l’observation sociale et par l’action révolutionnaire et finalement systématisée.
Né en 1760 à Saint-Quentin, d’un commis des gabelles et d’une servante illettrée, François-Noël (dit Gracchus) Babeuf se fixe à Roye, dans le Santerre, pays de grandes cultures. Dans ces campagnes picardes s’affirmaient à la fin de l’Ancien Régime d’importants changements économiques et sociaux : essentiellement, la « réunion » des fermes et le développement des manufactures. Toujours vivaces, unies pour la défense de leurs traditions communautaires et de leurs droits collectifs, les communautés rurales soutenaient une âpre lutte contre la concentration des exploitations aux mains des grands fermiers capitalistes. Commissaire à terrier et feudiste, spécialiste du droit féodal, Babeuf acquiert au cours des années 1780 une expérience directe de la paysannerie picarde, de ses problèmes et de ses luttes. C’est sans doute à ce contact que, dès avant la Révolution, il est porté vers l’égalité de fait et le communisme.
En ces années picardes, on voit Babeuf porter aussi attention
à « la classe particulière des ouvriers », aux
« classes salariées », à leurs revendications
concernant cherté et chômage. « Il serait dur de dire,
et même de penser, que toutes les classes d’habitants qui n’ont pour
subsister que des salaires ne forment point une partie intégrante
de la population qui constitue la nation. » L’aggravation des conditions
d’existence des travailleurs salariés, à la veille de la
Révolution, entrerait ainsi pour une part dans la prise de conscience
de Babeuf.
En 1789, Le Cadastre perpétuel permet de faire le point
de l’expérience picarde de Babeuf. Il constate que l’inégalité
sociale résulte de la concentration des propriétés,
qui multiplie le nombre des salariés et entraîne la baisse
des salaires ; il critique âprement l’héritage. Il penche
vers la loi agraire , c’est-à-dire le socialisme des « partageux
» suivant l’expression de 1848 ; le détenteur ne peut aliéner
son lot, qui, à sa mort, fait retour à la communauté.
Cependant, dans un mémoire de 1785 sur les grandes fermes et dans
une lettre de juin 1786 à Dubois de Fosseux, secrétaire de
l’académie d’Arras, Babeuf semble avoir pressenti les inconvénients,
pour la production, du partage égal des propriétés
qui fait de tout paysan un petit producteur indépendant. Il prévoit,
en effet, l’organisation de « fermes collectives », véritables
« communautés, fraternelles » : « 50, 40, 30,
20 individus viennent à vivre en associés sur cette ferme
autour de laquelle, isolés qu’ils étaient auparavant, ils
végétaient à peine dans la misère, ils passeront
rapidement à l’aisance ». « Émietter le sol par
parcelles égales entre tous les individus, c’est anéantir
la plus grande somme des ressources qu’il donnerait au travail combiné.
»
La participation de Babeuf au mouvement agraire picard en 1790-1792 constitue sa première grande expérience de lutte révolutionnaire. Élargissant l’horizon d’une action nécessairement localisée, il formule un programme agraire cohérent qui répondait incontestablement aux revendications des masses paysannes. Il dénonce « la prétendue suppression du régime féodal » par les décrets des 5-11 août, dès 1789, et avec obstination jusqu’en 1792 : « Que la prétendue abolition répétée si souvent dans les décrets de l’Assemblée constituante n’existait que dans les mots, que la chose en elle-même était conservée dans son entier. » Il réclame non seulement l’abolition totale des redevances féodales, sans indemnité, mais, en outre : la confiscation de toutes les propriétés seigneuriales (« Que les fonds attachés aux fiefs et aux seigneuries soient dès ce moment en vente », février 1791) ; l’arrêt de la vente des biens du clergé et leur distribution aux paysans « mal aisés » sous forme de baux à long terme (mai 1790) ; le partage des communaux non en propriété, mais en usufruit ; et, finalement, la loi agraire. On a souvent souligné, chez les robespierristes, l’absence de politique agraire efficace ; il en fut de même pour les Enragés et pour le groupe cordelier habituellement dit « hébertiste ». Seul Babeuf, au contact des réalités picardes, sut concevoir un programme qui eût donné satisfaction aux sans-culottes des campagnes.
Le 15 pluviôse an II (3 février 1794), il écrit
à son fils : « Démontrer en même temps qu’il
est probable que le peuple français conduira sa révolution
jusqu’au terme heureux de ce système d’égalité parfaite.
» Diriger la Révolution vers ce but, c’est la mission que
Babeuf s’assigne : parlant de ses enfants en avril 1793 : « J’espère
leur faire voir un père que l’univers entier bénira et que
toutes les nations, tous les siècles regarderont comme le sauveur
du genre humain. » On ne saurait négliger cet aspect messianique
du tempérament de Babeuf.
Après le 9 thermidor (27 juillet
1794), Babeuf fut un moment violemment antirobespierriste. Dans sa brochure
Du système de dépopulation , il dénonça le
gouvernement révolutionnaire et la Terreur. Cependant les ravages
de l’inflation et l’indicible misère populaire au cours de l’hiver
de l’an III (1794-1795) lui démontrèrent après coup
la nécessité du maximum, de la taxation et de la réglementation,
de l’économie dirigée et de la nationalisation même
partielle de la production : bref, l’importance de l’expérience
de l’an II, appliquée en particulier aux armées de la République.
« Que ce gouvernement (l’administration commune), écrit Babeuf
dans le Manifeste des plébéiens , est démontré
praticable par l’expérience, puisqu’il est celui appliqué
aux douze cent mille hommes de nos douze armées (ce qui est possible
en petit l’est en grand) ; que ce gouvernement est le seul dont il peut
résulter un bonheur universel, inaltérable, sans mélange,
le bonheur commun, but de la société. »
Babeuf répudie
maintenant la loi agraire qui ne peut « durer qu’un jour »,
il se prononce expressément pour l’abolition de la propriété
privée des fonds. Il s’en explique dans sa lettre à Germain
du 10 thermidor an III (28 juillet 1795) et précise le mécanisme
de son système. Partant d’une critique du commerce « homicide
et rapace », que « tous, écrit Babeuf, soient à
la fois producteurs et consommateurs dans cette proportion où tous
les besoins sont satisfaits, où personne ne souffre ni de la misère,
ni de la fatigue [...]. Il ne doit y avoir ni haut ni bas, ni premier ni
dernier. » Chaque homme sera attaché « au talent et
à l’industrie qu’il connaît ». « Tous les agents
de production et de fabrication travailleront pour le magasin commun et
chacun d’eux y enverra le produit en nature de sa tâche individuelle
et des agents de distribution, non plus établis pour leur propre
compte, mais pour celui de la grande famille, feront refluer vers chaque
citoyen sa part égale et variée de la masse entière
des produits de toute l’association. »
Le babouvisme ne saurait se définir seulement comme un système
idéologique. Il fut aussi une pratique politique. La « conjuration
des Égaux » constitue la première tentative pour faire
entrer le communisme dans la réalité sociale.
Au cours de l’hiver de l’an IV (1795-1796), au spectacle de l’effroyable
misère qui accable le peuple et de l’incapacité gouvernementale,
Babeuf, bientôt réduit à la clandestinité par
la police du Directoire, en vient à l’idée de jeter bas par
la violence cet édifice social inique. La conjuration groupa autour
d’une minorité acquise au communisme des membres du club du Panthéon,
anciens jacobins, tels Amar, ancien membre du Comité de sûreté
générale, Drouet, l’homme de Varennes, Lindet, ancien responsable
de la Commission des subsistances du Comité de salut public : les
buts de ces hommes demeuraient essentiellement politiques : Buonarroti,
en revanche, ancien commissaire du Comité de salut public en Corse,
puis à Oneglia sur la Rivière du Ponant, toujours fervent
robespierriste, eut une part considérable dans l’élaboration
du programme communiste de la conjuration et dans son organisation politique.
Le 10 germinal an IV (30 mars 1796) fut institué un comité
insurrecteur où entrèrent avec Babeuf, Antonelle, Buonarroti,
Darthé, Félix Lepeletier et Sylvain Maréchal. La propagande
se développa, dirigée par un agent dans chacun des douze
arrondissements parisiens. Les circonstances étaient favorables,
l’inflation poursuivait ses ravages.
L’organisation de la conjuration souligne une rupture avec les méthodes
jusque-là employées par le mouvement populaire : elle marque
elle aussi, dans l’histoire de la pratique révolutionnaire, une
mutation. Jusqu’en 1794, comme l’ensemble des militants populaires, Babeuf
s’était affirmé partisan de la démocratie directe.
Dès la fin de 1789, sa méfiance éclate à l’égard
du système représentatif et des assemblées élues
(« le veto du peuple est de rigueur ») ; en 1790, il défend
l’autonomie des districts parisiens. La pensée de Babeuf n’est ici
guère originale : la filiation par rapport à Rousseau, dont
il paraphrase souvent le Contrat social , est évidente, et nette
la concordance avec les tendances politiques des militants parisiens de
la sans-culotterie.
D’autant plus remarquable apparaît l’organisation clandestine
que Babeuf met sur pied en 1796. Au centre, le groupe dirigeant, s’appuyant
sur un petit nombre de militants éprouvés ; puis la frange
des sympathisants patriotes et démocrates au sens de l’an II, tenus
hors du secret et dont il n’apparaît pas qu’ils aient partagé
le nouvel idéal révolutionnaire ; enfin les masses populaires
elles-mêmes, qu’il s’agit d’entraîner. Conspiration organisatrice
par excellence, mais où le problème des liaisons nécessaires
avec les masses semble avoir été résolu d’une manière
incertaine. Ainsi, par-delà la tradition de l’insurrection populaire,
illustrée par les grandes journées révolutionnaires,
se précisait la notion de la dictature révolutionnaire que
Marat avait pressentie sans pouvoir la définir nettement. Après
la prise du pouvoir grâce à une insurrection organisée,
il serait puéril de s’en remettre à une assemblée
élue selon les principes de la démocratie politique, même
au suffrage universel. Il est nécessaire de maintenir la dictature
de la minorité révolutionnaire que la conjuration et l’insurrection
ont portée au pouvoir, tout le temps nécessaire à
la mise en place des institutions nouvelles et à la refonte de la
société. Par Buonarroti, cette idée passa à
Blanqui : il y a incontestablement filiation entre la pratique conspirative
du blanquisme et cet aspect du babouvisme. Et c’est vraisemblablement au
blanquisme qu’il faut rattacher la doctrine et la pratique léninistes
de la dictature du prolétariat.
Le Directoire se divisa, face à la propagande babouviste.
Barras tergiversait comme à l’ordinaire, ménageant les opposants
; Reubell hésitait à faire le jeu du royalisme par une répression
antipopulaire. Carnot, passé décidément à la
réaction par conservatisme autoritaire, n’hésita pas. Le
27 germinal (16 avril 1796), les Conseils décrétèrent
la peine de mort contre tous ceux qui provoqueraient « le pillage
et le partage des propriétés particulières, sous le
nom de loi agraire ». Babeuf, cependant, poussait ses préparatifs.
Mais, dès le 11 floréal (30 avril), la légion de police
acquise aux conspirateurs fut dissoute. Enfin, un des agents militaires
de Babeuf, Grisel, dénonça les conjurés à Carnot
: Babeuf et Buonarroti furent arrêtés le 21 floréal
an IV (10 mai 1796), tous leurs papiers saisis. Une tentative pour soulever
l’armée au camp de Grenelle échoua
dans la nuit du 23 au 24 fructidor (9-10 septembre 1796). Elle fut le fait
d’hommes de l’an II, jacobins ou sans-culottes, plutôt que de babouvistes
proprement dits : sur 131 personnes arrêtées dans cette affaire,
on ne relève que six abonnés au Tribun du peuple.
Le procès de
Vendôme n’eut lieu qu’en l’an V. Barras aurait voulu réduire
les poursuites, et de même Sieyès, qui craignit de faire le
jeu du royalisme ; Carnot se montra implacable et entraîna le Directoire.
Dans la nuit du 9 au 10 fructidor (26-27 août 1796), les conjurés
furent transférés à Vendôme, dans des cages
grillagées, leurs femmes, dont celle de Babeuf avec son fils aîné,
Émile, suivant à pied le convoi. Le procès ne s’ouvrit
devant la Haute Cour qu’en fin février 1797, il dura trois mois.
Après le prononcé du jugement qui les condamnait à
mort, le 7 prairial an V (26 mai 1797), Babeuf et Darthé tentèrent
de se donner la mort ; le lendemain, ils furent portés sanglants
à l’échafaud.
Buonarroti publia à Bruxelles, en 1828, l’histoire de la Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf. Cet ouvrage exerça une influence profonde sur la génération révolutionnaire des années trente. Grâce à lui, le babouvisme s’inscrivit comme un chaînon dans le développement de la pensée communiste.
Notes:
1-«
Manifeste des plébéiens » publié par Le Tribun
du peuple du 9 frimaire an IV (30 novembre 1795). Retour
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