Pour Michelet,
«les Enragés étaient des fanatiques d’une portée
inconnue, d’un fanatisme redoutable, emportés par un souffle vague
encore, mais qui allait se fixer peut-être, prendre forme, et pour
une révolution en face de la Révolution». Lyrisme un
peu creux, qui fut longtemps de rigueur, inspiré à la bourgeoisie
du XIXe siècle par l’effroi et par le mépris à une
historiographie qui, à la même époque, s’intéressait
surtout aux grands ténors parlementaires : que les Enragés
n’aient pas compté un seul député à la Convention
les condamnait au fanatisme redoutable et au souffle vague. Depuis les
études plus attentives de Jaurès et de Mathiez, et surtout
depuis les travaux récents d’Albert Soboul sur la sans-culotterie
parisienne, de Maurice Dommanget et de Walter Markov sur Jacques Roux,
on prend mieux la mesure de leur signification et de leur importance.
Car ceux
que leurs adversaires baptisèrent du sobriquet insultant d’Enragés,
et qui ne se considèrent pas eux-mêmes comme un parti cohérent,
apparaissent comme les porte-parole authentiques et véhéments
des aspirations populaires. Peu conscients des problèmes d’ensemble
que la marche de la Révolution pose aux hommes d’État, impatients
des ménagements et des compromis qu’elle doit accepter pour ne pas
se briser, les Enragés ne peuvent ni ne veulent rivaliser avec l’équipe
gouvernementale des Montagnards qu’ils critiquent âprement ; ils
sont voués par là même à l’échec et à
la répression. Mais ils traduisent fidèlement les sentiments
de la sans-culotterie en disant ce que les sans-culottes attendent, ou
exigent, de la Révolution et de quel prix ils entendent être
payés pour lui assurer leur concours et au besoin lui sacrifier
leur vie.
Ceux
qui se mettent le plus en vedette parmi eux sont souvent de très
jeunes gens comme Varlet et Théophile Leclerc, ou des jeunes femmes
comme Claire Lacombe (qui anime la Société des femmes révolutionnaires).
De tous, Jacques Roux est le plus important et le plus influent, non seulement
pour sa culture, son intelligence et son éloquence, mais pour ses
relations : longtemps disciple de Marat (on l’appelait le Petit Marat aux
Cordeliers au temps de la Constituante), entraîneur de l’ardente
section des Gravilliers, il apparaît dès le début de
1792 comme l’un des dirigeants du club des Cordeliers. Ce sont ses discours
et ses articles qui présentent l’ensemble le plus complet et le
plus lucide de ce qu’on pourrait appeler le programme des Enragés,
si cet ensemble ne demeurait trop décousu et disparate pour apparaître
comme un plan cohérent d’action gouvernementale.
Sur les
points capitaux, les revendications du moins sont nettes. Importance des
problèmes économiques, d’abord, comme on peut s’y attendre
; les Enragés reprennent le leitmotiv de Marat : Qu’avons-nous gagné
à la Révolution si elle n’a abouti qu’à remplacer
l’aristocratie des nobles par l’aristocratie des riches ; Ils exigent des
mesures concrètes comme la taxation des prix ou encore la peine
de mort contre les accapareurs de denrées. Exigences politiques
aussi : non seulement mise à l’ordre du jour d’une Terreur plus
rigoureuse mais surtout participation accrue des sociétés
populaires à l’action gouvernementale et sanction obligatoire des
décisions gouvernementales ou parlementaires par les assemblées
des communes et des sections. Les revendications économiques des
Enragés ne pouvaient plaire que médiocrement à la
bourgeoisie montagnarde, et sans doute ne pouvaient-elles être entièrement
satisfaites dans l’état de la société et de l’économie
françaises en 1792-1793. Leurs exigences politiques d’une pratique
de la démocratie directe, contrôlant étroitement l’exécutif
et le législatif, n’étaient guère compatibles avec
les nécessités de la guerre étrangère et civile.
Pourtant, jusqu’à la chute de la Gironde, députés
montagnards et meneurs enragés parvinrent-ils à s’entendre
assez pour agir grosso modo de concert dans une sorte de front populaire
instable. En juin 1793, l’offensive de Jacques Roux, entraînant Enragés
et Cordeliers contre la Constitution nouvelle, crée la rupture :
sortant du rôle bénin d’une force d’appoint, les sans-culottes
prétendaient imposer leurs solutions et non plus demander seulement
qu’on les prît en considération. La réaction montagnarde
sera dure, et Marat lui-même fera chorus avec Robespierre : en quelques
semaines, les meneurs des Enragés seront tous mis hors de combat
— quitte à exaucer théoriquement (avec mise en pratique fort
souple et molle) les moins incommodes de leurs revendications.
Les Cordeliers
ont plié, et accepté d’exclure Jacques Roux ; Hébert
(par jalousie envers un concurrent ou par quel calcul ) s’est joint à
la meute montagnarde. Quelques mois plus tard, les Cordeliers (et Hébert)
mèneront une agitation semblable sur un programme semblable pour
être vaincus de façon plus dramatique encore : si on avait
pu mettre à l’ombre leurs premiers porte-parole, les sans-culottes
gardaient mêmes aspirations et mêmes exigences dans un mécontentement
accru.